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Nutri-Score – Dans les coulisses du lobbying

En 2022, l’Italie et les industriels de l’agroalimentaire ont fait pression sur la Commission européenne afin de couler le Nutri-Score. Une ONG s’est procuré des documents révélant leurs manœuvres.

 

C’est en coulisses que le lobbying s’avère efficace. Des documents recueillis par l’ONG Foodwatch auprès des instances bruxelloises montrent de quelle façon les industriels de l’agroalimentaire et les autorités italiennes se sont mobilisés pour contrer le Nutri-Score. Cette offensive est loin d’être la première. En France, le logo à cinq couleurs avait, dès sa création en 2014, suscité une levée de boucliers de la part de plusieurs multinationales avant qu’elles ne soient obligées de s’incliner devant son adoption par arrêté ministériel en octobre 2017. Depuis, le combat s’est déplacé au sein de l’Union européenne (UE). La Commission devait soumettre un étiquetage nutritionnel obligatoire commun à l’ensemble des États membres à l’échéance de décembre 2022. Le Nutri-Score faisait figure de favori jusqu’à ce que notre voisin transalpin monte au créneau, et mène la fronde, suivi par six autres pays (République tchèque, Chypre, Grèce, Lettonie, Roumanie et Hongrie). Avec succès : le projet s’est enlisé, puis a disparu du calendrier…

Les pièces collectées par Foodwatch – essentiellement des e-mails adressés à la Commission –, décrivent le plan de bataille des opposants au Nutri-Score, les multiples rendez-vous organisés et leurs arguments plus ou moins mensongers. Comment l’association a-t-elle réussi à se procurer ces courriels édifiants ? Lorsqu’elle constate que la proposition d’étiquetage n’est pas publiée fin 2022, et que « [ses] demandes de rendez-vous avec la Commission pour en connaître les raisons ont été refusées », elle sollicite, en mai 2023, l’accès aux documents officiels de l’UE. La pêche est bonne : les e-mails et les comptes rendus de réunions montrent que les représentants des fédérations de l’agroalimentaire et de l’Italie ont rencontré à maintes reprises ceux des directions générales de la santé (DG Santé) et de l’agriculture (DG Agri) entre mars et décembre 2022.

À chacun ses cibles

Les adversaires du Nutri-Score semblent s’être partagés la tâche. Les fabricants se concentrent sur la DG Santé, qui doit rédiger le projet d’étiquetage. Au printemps 2022, les fédérations de l’huile d’olive, du sucre et des confiseries ainsi que Kraft Heinz Company se succèdent auprès des fonctionnaires. À l’automne, à l’approche du terme du délai, la toute-puissante organisation européenne FoodDrinkEurope prend le relais avec celle des biscuitiers-chocolatiers Caobisco, le groupe Bel et les syndicats agricoles respectivement italien et français Coldiretti et FNSEA.

L’Italie, elle, part à l’assaut de la DG Agri, réputée proche des intérêts de la filière agroalimentaire. Elle obtient plusieurs entretiens en quelques semaines (lire l’encadré ci-dessous). Le 27 octobre 2022, la représentation italienne à Bruxelles, accompagnée de la fédération transalpine de l’industrie agroalimentaire, Federalimentare, est reçue par le cabinet du commissaire (la rencontre ne figure pas à l’agenda officiel, comme l’exige pourtant la réglementation sur la transparence des institutions…). Interrogé, ce dernier n’a pas répondu. Le lendemain, un rendez-vous a lieu en ligne avec les services de la DG Agri, qui soulignent, dans un rapport interne, que le Nutri-Score constitue « clairement une ligne rouge pour le gouvernement italien ». Enfin, le 21 novembre, Janusz Wojciechowski, le commissaire à l’Agriculture, a une entrevue avec le nouveau ministre italien de l’Agriculture nommé par Giorgia Meloni, Francesco Lollobrigida.

Le Nutri-Score pourrait provoquer la disparition du régime crétois, de l’huile d’olive, des fromages, aggraver la malbouffe… voilà quelques-uns des arguments fallacieux qu’avancent les représentants transalpins. Ainsi, il n’existerait aucune preuve objective de l’intérêt de ce logo, qui ne serait « pas basé sur la science » (faux, des dizaines d’études ont été réalisées). Il aurait un « impact négatif sur la santé » (encore faux). Il serait « favorable » aux multinationales, parce que les aliments de qualité seraient remplacés par des produits industriels – pourquoi alors ces firmes combattent-elles cet étiquetage ? En réduisant la consommation de produits chocolatés, donc la demande en cacao, il « aurait un impact sur les pays tiers et l’immigration vers l’Europe ».

Des rendez-vous fructueux

Lors de la réunion du 27 octobre 2022, devant les Italiens, le cabinet du commissaire à l’Agriculture émet une critique sur le Nutri-Score, lequel serait « simpliste » et non « factuel ». Le lendemain, toujours face à l’Italie, la DG Agri estime ce logo « acceptable », moyennant la correction des « failles existantes dans l’algorithme ». En réalité, la DG Agri est déjà convaincue par la rhétorique des industriels. En juin 2022, elle expliquait à la DG Santé que l’indicateur nutritionnel « ne [pouvait] se limiter à des faits scientifiques », et qu’il fallait également « prendre en compte des considérations socioéconomiques », l’héritage culinaire et les produits sous signe de qualité. Elle exigeait aussi que tout choix soit précédé d’un « véritable débat politique ». Au début du mois de novembre, par une note à son homologue à la Santé, le commissaire à l’Agriculture déclare qu’il ne soutiendra pas « un score unique qui combine différentes données nutritionnelles » au motif qu’il « serait trompeur et superficiel ». Le 21 novembre 2022, la rencontre entre Janusz Wojciechowski et Francesco Lollobrigida acte vraisemblablement ces convergences. Mais rien ne transpire.

Cet intense lobbying s’est donc achevé comme il avait commencé : dans la discrétion. La Commission n’a pris aucune décision, et ce jusqu’à aujourd’hui. Elle n’a « pas tenu sa promesse » d’un affichage nutritionnel, a jugé le Bureau européen des unions de consommateurs (Beuc), dont fait partie l’UFC-Que Choisir. Cet organisme estime que les États membres de l’UE devraient désormais avoir la liberté « d’introduire leur propre [étiquetage] obligatoire » pour qu’au moins une partie des consommateurs puissent bénéficier du Nutri-Score.

En 2022 – Une succession de rencontres avec l’Italie

  • 4 octobre L’Italie et Federalimentare (qui représente l’industrie agroalimentaire du pays) demandent un entretien avec la DG Agri.
  • 27 octobre Réunion entre le cabinet du commissaire à l’Agriculture et l’Italie accompagnée de Federalimentare.
  • 28 octobre Rendez-vous en ligne de la DG Agri avec l’Italie et Federalimentare.
  • 4 novembre Le cabinet du commissaire à l’Agriculture informe celui du commissaire à la Santé qu’il ne soutient pas le Nutri-Score.
  • 21 novembre Rencontre du commissaire à l’Agriculture et du ministre italien de l’Agriculture.
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Récupéré par l’ONG Foodwatch, ce courrier révèle qu’une réunion secrète s’est tenue le 27 octobre 2022.
Elsa Casalegno

Elsa Casalegno

Rédactrice

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