Face à des industriels et à des supermarchés privilégiant les miels importés, les apiculteurs français n’arrivent plus à vendre le leur. Pour les soutenir, vérifiez la provenance indiquée sur les étiquettes des pots en rayon.
Lorsque les mauvaises conditions météorologiques, le dérèglement climatique, les frelons asiatiques ou les pesticides ne perturbent pas la collecte de miel, c’est au tour des industriels et des distributeurs de mettre à mal l’apiculture française. Fin novembre 2023, Manuel Roger a donc fait le déplacement depuis l’Indre pour crier sa colère auprès du ministère de l’Agriculture. Le plus souvent, à cette époque, il a déjà vendu les trois quarts des 65 tonnes fournies par les butineuses de ses 1 200 ruches. Mais cette année, il n’en a écoulé que 4 tonnes. « La banque m’a averti : “Une seule fois” », soupire-t-il. Il est loin d’être le seul à tirer la sonnette d’alarme.
Manuel vend son miel en fûts à des conditionneurs. Ces professionnels le lui achètent d’habitude au mois de septembre ou d’octobre avant de le proposer en pots aux supermarchés. Cependant, cette année, pour la première fois depuis 20 ans, tous ces négociants en gros indiquent qu’ils disposent de suffisamment de stocks. Les entrepôts débordent. Manuel Roger n’a pourtant pas d’autre choix que de trouver d’urgence des débouchés, afin de rembourser tous les frais engagés durant la saison de production et de payer ses six salariés. « Des signaux montrent que ces difficultés touchent aussi les apiculteurs en circuit court [vente directe sur Internet ou à la ferme, marchés…] », prévient Cécile Ferrus, coordinatrice de l’observatoire technico-économique de l’Institut technique et scientifique de l’abeille et de la pollinisation (Itsap). Comment en est-on arrivé là, alors que les Français consomment 45 000 tonnes de miel par an en moyenne ?
Les prémices de la crise dateraient de 2022, mais la situation s’est aggravée récemment. « Les conditionneurs ont prévenu par courrier les apiculteurs qu’ils ne pourraient pas acheter leur miel avant le début de l’année 2024, au mieux », déplore Frank Alétru, président du Syndicat national de l’apiculture (SNA), l’une des principales organisations professionnelles de la filière. Selon lui et nombre de spécialistes du secteur, un contexte particulier explique le phénomène. En 2022 et 2023, de bonnes récoltes ont donné beaucoup de miel (estimées à respectivement 30 600 et 33 900 tonnes). Toutefois, le marché français, tendu par une forte inflation et abreuvé par des produits d’importation à bas coûts, peine à absorber tous les volumes. « Les grandes surfaces recherchent le premier prix, ouvrant ainsi la porte à des miels étrangers frauduleux. Or, ce ne sont pas les abeilles chinoises qui viendront polliniser la campagne française », s’insurge-t-il.
La Chine, premier fournisseur
Parmi les coupables pointés du doigt par les exploitants apicoles : les conditionneurs. Installé près de Pau, en Pyrénées-Atlantiques, le plus gros d’entre eux s’appelle Famille Michaud. Le groupe, leader mondial de la distribution de miel, commercialise ses pots sous plusieurs marques, dont Lune de miel que l’on retrouve en rayon un peu partout. « Bien que nous ayons acquis exactement la même quantité de miel français cette année, nous continuons à recevoir des offres, parce qu’il y en a encore », assure Bernard Saubot, directeur des chaînes d’approvisionnement et du développement apicole au sein de l’entreprise. Le prix payé aux apiculteurs, reconnaît-il, a, par contre, chuté de 15 à 20 % sur un an, et s’approche de 4 €/kg. Néanmoins, « nous n’achetons aucun miel en Chine », se défend-il.
D’après l’Itsap, ce pays serait pourtant devenu le premier fournisseur de miel étranger de l’Hexagone. Alors que les importations ont atteint le niveau record de 35 500 tonnes en 2022, soit plus que la production nationale, 20 % viennent de l’empire du Milieu, devant l’Espagne, l’Ukraine et l’Allemagne, avec respectivement 17, 16 et 8 %. « Un miel acheté en Espagne, une des plaques tournantes du commerce apicole, peut être issu d’ailleurs, mais vérifier chimiquement son origine s’avère coûteux », remarque Cécile Ferrus.
Une chose est certaine, la majorité de ces miels transitent bien par les conditionneurs avant d’atterrir dans les linéaires des grandes surfaces. « Tous les miels se valent ; la provenance ne fait pas la qualité », affirme David Besacier, président du Syndicat français des miels (SFM), également à la tête de la société Besacier, établie à Renaison (Loire). En revanche, l’origine influe sur le prix. Tandis que les produits chinois ou ukrainiens s’échangent sous les 3 €/kg, le miel tricolore coûterait, en moyenne, deux à trois fois plus cher.
Les produits transformés, un débouché à développer
David Besacier souligne que la crise touche également les conditionneurs. Par exemple, à cause d’un recul des ventes de miel de 5 à 10 % sur 12 mois en supermarchés – une baisse qui s’élève à 12 % pour le miel issu de l’agriculture biologique –, le chiffre d’affaires de son entreprise a été amputé de 20 %. « Dans le cadre du “panier anti-inflation”, les distributeurs ont fait la promotion de leurs propres miels, qui sont parfois mis en pot ailleurs en Europe », précise David Besacier. Et, dans ce cas, rappelle-t-il, ils ne sont pas soumis à la réglementation française en matière d’étiquetage (lire l’encadré). De plus, parmi les denrées alimentaires présentées dans ces paniers figurent des pâtes à tartiner et des confitures, deux alternatives au miel, qui affichent des prix bien plus attractifs. Selon les divers sites internet que nous avons consultés, le miel de conditionneur vaut deux fois plus cher au kilo que le Nutella, et quatre fois plus cher que les confitures d’entrée de gamme.
On ne met pas du miel que sur les tartines. Il entre également dans la composition de nombreux produits transformés, tels que les gâteaux ou les céréales du petit-déjeuner, et même dans celle des soins cosmétiques. En 2022, les industriels de l’agroalimentaire en ont acheté environ 5 000 tonnes, d’origine surtout étrangère. L’interprofession apicole InterApi voit ici un débouché à développer. « Nous envisageons de créer un label dédié au miel français, qui pourrait permettre aux transformateurs de valoriser leurs engagements », confie Éric Lelong, le président d’InterApi. Car l’utilisation d’un miel tricolore, insiste-t-il, « participe à la préservation de l’environnement, à travers le développement de la pollinisation et de la biodiversité ».
De trop nombreuses fraudes
Les miels se valent-ils vraiment tous, ainsi que l’estiment les conditionneurs et certains apiculteurs ? Deux rapports sur les fraudes récemment publiés n’épargnent en tout cas aucune provenance. Une étude menée en 2023 par la Commission européenne a montré que pas moins de 46 % des produits importés présentaient des adultérations, avec des ajouts de sucre ou de sirop de glucose, alors que le miel doit être pur, sans aucune adjonction d’une quelconque substance. Une fraude qui concernait jusqu’à 77 % des échantillons issus de Chine.
Toutefois, les miels se revendiquant français ne seraient pas forcément plus vertueux. Une autre enquête, menée en 2019 par les services de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), avait identifié des non-conformités sur pas moins de 43 % des références analysées. Utilisation non justifiée de drapeaux bleu-blanc-rouge ou de cartes de France, présence de mentions abusives telles que « 100 % naturel », dénomination incorrecte : la plupart d’entre elles étaient liées à des problèmes d’étiquetage. Avaient également été dévoilés plusieurs cas d’allégations mensongères d’une origine française, à l’instar de ce miel de thym qui arborait un drapeau tricolore mais contenait en réalité du miel espagnol. L’enquête avait même permis de lancer une action en justice contre des opérateurs ayant francisé plusieurs milliers de tonnes de miels chinois. « Ce que l’on demande, c’est que les peines soient plus sévères dans ces affaires-là », déclare l’apiculteur Frank Alétru, du SNA.
Acheter son miel en circuit court à un apiculteur reste, à son avis, le meilleur moyen d’obtenir des garanties sur sa provenance. « N’hésitez pas à consulter les annuaires des syndicats apicoles et à aller à la rencontre des producteurs », encourage le responsable syndical. Les exploitants bios, ajoute-t-il, sont enregistrés sur le site internet de l’Agence bio, et les consommateurs peuvent vérifier la liste des activités dans les certificats rendus publics. Si vous faites vos courses en grande surface, attention à ne pas vous laisser berner par des indications de type « conditionné en France ». Elles n’assurent en rien l’origine du contenu. Quant au miel mis en pot dans l’Hexagone, mieux vaut examiner l’emballage afin de savoir d’où il vient.
Étiquetage – L’Europe s’inspire de la France
Depuis un décret paru en avril 2022 – qui était réclamé par les apiculteurs et l’UFC-Que Choisir –, les conditionneurs français doivent spécifier toutes les origines géographiques des mélanges de miel sur les étiquettes. Cela ne concerne pas, pour l’heure, les industriels situés à l’étranger, qui se contentent d’indications de type « UE et non-UE ». Or, via leurs plateformes d’achat européennes, de nombreux distributeurs commercialisent en France, sous leur propre marque, des produits mis en pot ailleurs que sur notre territoire. Ces derniers échappent donc à l’obligation d’étiquetage précis. Un texte voté au Parlement européen à la mi-décembre 2023 pourrait mettre fin à cette distorsion de concurrence. Plébiscité par les apiculteurs, ce rapport sur la directive « petit-déjeuner » prévoit d’imposer la mention des pays de provenance par ordre décroissant, en écho aux réglementations française, espagnole et italienne.
Ivan Logvenoff